lunes, 30 de septiembre de 2019

PASCAL MICHON. CONFERENCIA INTERNACIONAL SOBRE EL RITMO EN EL ARTE (III) (Buenos Aires, 2019)

Dans la troisième phase, spécifique de l’Antiquité tardive, l’existence de l’espace est finalement reconnue dans l’œuvre mais — et cette restriction est essentielle — « unique¬ment dans la mesure où elle adhère aux individus matériels, c’est-à-dire comme un espace impénétrable, cubique et mesurable, non pas comme une profondeur infinie s’étendant entre les choses matérielles individuelles ». Comme le but premier des artistes reste de « reproduire distinctement les individus matériels », les formes, étroitement entourées de leur espace cubique, restent positionnées « indépendamment de l’espace [global] dans lequel elles sont placées », c’est-à-dire par voie de conséquence, dans le plan.

Le statut du rythme varie donc selon ces trois périodes. Dans les temples égyptiens, l’espace est nié et le rythme est ainsi quasiment absent. Il n’existe que sous la forme d’un rythme des lignes ou des motifs ornementaux mais il ne participe pas encore de l’architecture.

Dans les temples ou les portiques grecs classiques, il y a un début de « reconnaissance de l’espace en tant que tel », c’est-à-dire de la profondeur, mais cette dernière n’est pas suffisante pour suggérer un rythme optique précis. Les colonnes sont toujours connectées visuellement avec le plan du fond.

Tout change à la période suivante inaugurée par le Panthéon de Rome dédié en 126 après JC. D’une manière très significative, Riegl s’abstient d’utiliser le terme rythme pour décrire la succession de colonnes soutenant son célèbre portique, alors qu’il l’utilise explicitement pour décrire son espace intérieur et son alternance régulière de surfaces claires et d’ombres obscures produites par les niches latérales.

De même, il souligne le fait que, sur l’arc de Constantin, construit à Rome entre 313 et 315, les bas-reliefs montrent des figures « projetées avec une précision méticuleuse sur un plan », « nettement séparées les unes des autres » par de profondes encoches, de manière à présenter une « alternance régulière » de « parties lumineuses » et d’« ombres obscures ». Le rythme est devenu un trait dominant de l’expression artistique.

Concluons. 1. Riegl fait du rythme, d’une manière très originale et intéressante, le résultat d’un plissement du plan de représentation. Tout se passe comme si la surface lisse et plate originale de l’œuvre d’art, quel que soit l’art à laquelle elle appartient, s’était petit à petit contractée, ce qui aurait entraîné tout d’abord l’apparition de sillons superficiels à l’époque classique, puis de cavités très profondes à la fin de l’époque romaine. En termes moins métaphoriques, la propagation des formes rythmiques dans l’Antiquité tardive résulterait du plissement progressif du plan originel de la représentation artistique. Le recul progressif de l’œil, le passage d’une vision rapprochée à une vision lointaine, et la primauté du plan qui accompagne cette mutation ne seraient par conséquent que des phénomènes subordonnés à l’introduction progressive de l’espace et au plissement de l’œuvre sur elle-même qui en résulte. 

2. Le problème est que Riegl conçoit le rythme comme une simple alternance optique régulière. Le rythme est ein Wechsel – une alternance, ou ein Wiederkehr – une récurrence régulière de parties illuminées et obscures, claires et sombres, sur un plan observé à distance. D’une manière encore plus marquée que Bücher, Riegl ignore les apports anti-métriques des théoriciens de la musique et des poètes de son temps et s’inspire des modèles ultra-métriques proposés par les sciences de la vie. 

*

J’aborde maintenant la troisième partie de mon exposé. Au cours des années 1900, le rythme a fait l’objet d’un vif débat entre les écoles d’histoire de l’art autrichienne, d’un côté, et, suisse-allemande, de l’autre. Le rythme, considéré par la première, nous venons de le voir, comme une forme spatiale plane, a été redéfini par la seconde comme une forme de processus dans l’espace. Pour évoquer cette controverse, je vais maintenant vous présenter la position du principal opposant à Riegl : l’historien de l’art allemand August Schmarsow (1853-1936).

Schmarsow a étudié la littérature, la philosophie et l’histoire de l’art à Zurich, Strasbourg et Bonn. En 1882, il a été nommé professeur à l’université de Göttingen et, après un séjour à Florence, où il a fondé le Kunsthistorisches Institut in Florenz – Institut d’histoire de l’art à Florence, il a été promu à la prestigieuse université de Leipzig, où il a enseigné l’histoire de l’art jusqu’en 1919.

Schmarsow a abordé pour la première fois la question du rythme dans deux brefs exposés: le premier en 1893, qui était son discours inaugural à l’université de Leipzig: L’essence de la création architecturale ; le deuxième en 1896, intitulé Valeur des dimensions dans la construction spatiale humaine. Il est revenu ensuite sur le sujet en 1905 dans son célèbre essai Concepts de base de la science de l’art : Discutés de manière critique lors du passage de l’Antiquité au Moyen Âge et présentés dans un contexte systématique. Puis, tout au long de sa vie, il n’a jamais cessé de présenter le rythme comme une catégorie centrale de l’art et a publié de nombreux ouvrages sur le sujet, principalement dans la revue Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissen¬schaft de Max Dessoir. Il semble par ailleurs que vers 1900, il ait eu l’intention de créer, avec d’autres collègues de l’Université de Leipzig tels que Wundt et Riemann, une sorte de centre du rythme qui, toutefois, n’a jamais vu le jour.

D’une manière qui est restée dans la mémoire des spécialistes, Schmarsow définit l’architecture comme étant une « Raumgestalterin », un néologisme qui pourrait se traduire par créatrice, configuratrice, ou même sculptrice de l’espace, c’est-à-dire une définition totalement opposée à la définition habituelle fondée sur la construction de murs et de toits. L’architecture n’est pas l’art d’ériger des masses physiques, dit-il, mais celle de « créer ou de configurer des espaces » – à l’intérieur comme, du reste, à l’extérieur de ces masses.

Comme l’espace des physiciens, l’espace qui concerne l’architecte possède trois dimensions (hauteur, largeur, profondeur), mais il ne dépend pas initialement d’une conception purement mathématique. Il doit être conçu à partir des données que la science psychologique a pu récolter concernant sa construction par l’expérience et la synthèse intellectuelle. C’est un espace qui est d’abord perçu par les sens (vision, ouïe, perception des mouvements corps), puis emmagasiné par la mémoire, et enfin reconstruit par l’esprit et l’imagination. Cet espace est donc le produit d’une perception, d’une synthèse et d’une projection fondamentalement humaine. 

Dans l’essai de 1896, Schmarsow développe encore un peu plus cette idée en substituant une perspective proto-phénoménologique à sa conception simplement psychologique antérieure. L’architecture crée des espaces sur la base du « conflit créatif du sujet humain [eine schöpferische Auseinandersetzung] avec son environnement spatial », qui implique « notre organisation aussi bien spirituelle que corporelle » et est déterminé par les règles de « l’existence dans l’espace ». 

De ce point de vue existentiel, « pour l’homme, la première dimension est la hauteur », l’axe qui relie « le centre de gravité au site de l’intelligence » constitue son « méridien ». Il résulte de la posture droite qui nous différencie des animaux. Cette dimension est apparemment limitée vers le bas par le sol et vers le haut par notre tête, mais en fait notre capacité à étendre nos bras au-dessus de notre tête et à étendre notre regard au-dessus de nos bras permet à cette dimension de se développer à l’infini. 

La dimension de la largeur est induite par la « juxtaposition de plusieurs hauteurs » ou, plus simplement, de la « présence d’un second corps près de moi ». Mais elle résulte aussi de « la largeur des épaules et des hanches, de notre façon de jouer des coudes pour nous situer dans un espace, et enfin de l’extension complète des bras », à quoi il faut naturellement ajouter la « largeur de notre champ de vision » et la possibilité d’agrandir encore  celui-ci en tournant les yeux et la tête des deux côtés. 

La troisième dimension, celle de la profondeur, est la plus importante pour l’architecture. D’abord, parce que la profondeur sous-entend, de par sa nature même, « l’idée de mouvement », et constitue donc la dimension fondamentale, « la racine psychologique de l’architecture ». Ensuite, parce que les deux autres ont besoin, pour se développer pleinement, de  cette « idée de mouvement » qu’elles empruntent nécessairement à la troisième dimension dans laquelle elles sont ensuite « transformées ». La hauteur et la largeur ne prennent toute leur signification que lorsque nous imaginons que nous nous mouvons de haut en bas, ou d’un côté à l’autre, au cours d’un « processus progressif ». Enfin, parce que la profondeur est la dimension qui les tisse toutes ensemble en une « relation systémique ».

D’une manière assez traditionnelle, Schmarsow affirme que chacune de ces trois dimensions spatiales est régie par un « Gestaltungsprincip – un principe de configu-ration » esthétique particulier : la hauteur par la « proportion »; la largeur par la « symétrie »; et la profondeur par le « rythme ». Mais en réalité, pour la raison que je viens d’expliquer, tout repose sur le rythme. 

Le rythme n’est perceptible, fait-il remarquer, que par le « libre mouvement » du corps et dépend donc de la troisième dimension qui est « la direction la plus importante pour la construction spatiale réelle ». Il n’existe pas d’autre moyen d’apprécier l’espace d’une oeuvre architecturale que de la parcourir, ou d’imaginer s’y mouvoir, ou encore d’« attribuer aux lignes, surfaces et volumes statiques » le mouvement de nos yeux et de nos sensations kinesthésiques. Schmarsow souligne ainsi le fait que toutes les métaphores rythmiques couramment utilisées en architecture s’enracinent en fait dans le mouvement – réel ou imaginaire – de l’observateur ou du moins de ses yeux. Le rythme d’une architecture est donc le résultat du croisement de l’espace construit par l’architecte et du libre mouvement spatial du visiteur à l’intérieur de cet espace ; il n’est plus ni l’harmonie des proportions comme chez Vitruve ou Alberti, ni l’expression d’un mouvement interne dominant l’organisation d’un bâtiment, comme dans les spéculations vitalistes antérieures de Kugler (1808-1858) ou de Wölfflin (1864-1945), mais une donnée entièrement physico-psychologique.

Concernant la forme même de ce rythme, Schmarsow fait tout d’abord valoir que cette génération psychologique de l’espace suit notre « tendance naturelle à l’organisation », qui prend ses racines dans les oscillations de notre marche, le battement de notre cœur, ou l’alternance de notre respiration, mais qui est aussi illustrée par « la décoration de nos outils » ou « l’ornement de notre corps » par des « séries [de signes] similaires ou alternés, en répétition symétrique, ou en formes régulières. » 

« Ordre », « récurrence » et « régularité abstraite » sont ainsi, pour Schmarsow, les règles essentielles que l’architecture reçoit de son substrat physico-psychologique humain. Tous ces principes sont, affirme-t-il, « des formes idéales de l’intuition humaine de l’espace ».

Toutefois, il note, cette fois-ci du point de vue des objets, que l’espace d’un bâtiment ne peut produire une impression agréable que s’il n’est pas trop « pur et rigide » et que s’il est rempli d’une « vie à soi ». « Animation » et « sensation humaine de la force » doivent être privilégiées à la « régularité abstraite », autrement dit, le rythme doit être privilégié au mètre. Schmarsow s’oppose ici nettement à Riegl et Bücher, et il rejoint Wölfflin dans son opposition entre Gesetzmässigkeit – légalité absolue et Regelmässigkeit – simple régularité.

Une forme pure et rigide serait à long terme tout à fait insupportable comme cadre quotidien de la vie humaine, dit-il, même en tenant compte de la préférence humaine marquée pour la régularité et la règle. L’espace doit être rempli d’une vie propre pour nous satisfaire et nous rendre heureux. (L’essence de la création architecturale, 1894, trad. Harry F. Mallgrave & Eleftherios Ikonomou, p. 20) 

Sans surprise, Schmarsow compare ainsi, en dernière analyse, les sentiments induits par l’architecture à ceux produits par la musique. En « élaborant de manière créative » notre sens tridimensionnel de l’espace, l’architecture produit, dit-il, un effet semblable à celui de la musique sur notre « maîtrise du monde des sons ». La « composition » résultant des sensations accompagnant le déplacement corporel et de l’observation visuelle de l’espace par l’observateur au cours de son déplacement dans la profondeur est semblable, dit-il, à une « composition musicale », à un morceau de poésie », voire à « un drame ».

*

En guise de  conclusion, on peut déjà noter qu’entre 1890 et 1914, le rythme est devenu dans de très nombreuses disciplines un concept opératoire et parfois même un sujet de recherche en soi. Quand à la veille de la première guerre mondiale (1913), Christian Ruckmich, un jeune psychologue américain, publie une bibliographie des études concernant le rythme, celle-ci compte déjà plus de 200 titres. Le nombre de travaux augmente si vite, qu’il est obligé de compléter sa bibliographie en 1915, en 1918 et encore en 1924.

Par ailleurs, comme nous venons de le voir avec l’exemple de l’histoire de l’art, beaucoup de ces discours s’appuient, de près ou de loin, sur la conception platonicienne du rythme comme « ordre du mouvement » (Lois). Ils partagent un air de famille qu’il ne faut pas caricaturer mais qui est très prégnant. 

Cela dit, on aurait tort de réduire l’apport du 19e siècle au modèle platonicien. L’exemple de Schmarsow est déjà assez suggestif d’une certaine distance par rapport au modèle, mais on pourrait encore évoquer bien d’autres sources de critique du paradigme platonicien. Cela nous demanderait toutefois un exposé supplémentaire que je vais vous épargner : citons simplement pour finir les pédagogues, gymnastes, danseurs, et philo¬sophes comme, Jaques-Dalcroze, Laban, Steiner, et Klages ; les musiciens théori¬ciens, comme Wagner ou Stravinsky, et des théoriciens de la musique comme Hauptmann et surtout Riemann ; les philosophes des flux et des processus comme James, Bergson, et Whitehead ; enfin les théoriciens et praticiens du langage comme Humboldt, Nietzsche, Baudelaire, Hopkins, Mallarmé, qui tous se sont orientés vers une critique plus ou moins radicale du mètre. Ce sont ces contributions que je voudrais maintenant étudier et sur lesquelles, avis aux amateurs, il reste encore beaucoup à faire.

www.goenescena.blogspot.com.ar
Año IV. N° 194
pzayaslima@gmail.com

No hay comentarios.:

Publicar un comentario