Au 19e siècle, on trouve depuis les années 1840 des historiens de l’art qui s’intéressent au rythme. Mais le nombre d’études utilisant ce concept a commencé à enfler à partir des années 1890, jusqu’à ce qu’il devienne une espèce de cliché universitaire dans les années 1900 et 1910. Pour éviter de tomber dans un simple catalogue des travaux réalisés à l’époque, je me propose de vous présenter trois points de vue rythmiques sur l’art qui ont été développés à l’époque et dont certains aspects résonnent encore aujourd’hui avec nos préoccupations: ceux de Karl Bücher (1847-1930), d’Alois Riegl (1858-1905), et d’August Schmarsow (1853-1936). Le premier était économiste, les deux autres historiens de l’art.
Présentons tout d’abord la scène et les personnages principaux de cette histoire assez extraordinaire. À la fin du XIXe siècle, l’Université de Leipzig est devenue une sorte de Mecque de la théorie du rythme. Wilhelm Wundt (1832-1920), qui est l’un de ceux qui ont introduit la question du rythme en psychologie, s’y est vu proposer un poste dès 1875 et il y a ouvert, en 1879, un laboratoire de psychologie expérimentale, qu’il a dirigé jusqu’à sa retraite en 1917. Le psychologue Ernst Meumann (1862-1915), un élève de Wundt qui a consacré sa thèse de doctorat à la question du rythme en 1894, y a également commencé sa carrière (1891), avant d’accepter un poste à l’Université de Zürich en 1895, tout en restant en relation très étroite avec son alma mater. August Schmarsow (1853-1936), l’un des spécialistes qui ont systématisé l’emploi du concept de rythme en histoire de l’art, y a été promu en 1893 sur un poste sur lequel il est resté jusqu’à sa retraite en 1919. Hugo Riemann (1849-1919), le plus grand théoricien de la musique de la deuxième moitié du 19e siècle, y a été nommé en 1895. Enfin, Karl Bücher (1847-1930), un économiste et statisticien, dont les travaux ont introduit le rythme dans l’économie germanique, y a été nommé en 1892. Au début des années 1890, l’intérêt pour le rythme fédère ainsi des disciplines aussi diverses que la physiologie, la psychologie, l’histoire de l’art, la théorie de la musique, et l’économie.
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En 1893, Bücher consacre son premier travail d’envergure, Origine de l’économie nationale, à une théorie évolutionniste de la constitution de la sphère économique telle que nous la connaissons dans le monde moderne. Or, pour aussi bizarre que cela puisse sembler aujourd’hui, Bücher s’y intéresse déjà à la question du rythme. Il le voit lentement émerger à la fin de la période pré-économique — la préhistoire — avec les premières formes « d’activité industrielle », c’est-à-dire — et la progression de son argument est frappante — dans « la peinture du corps, le tatouage, le perçage », les expressions plastiques comme les « ornements, les masques, les dessins sur écorce, les pétrogrammes », puis dans « la construction d’objets d’usage quotidien », enfin « dans les danses des peuples primitifs ». En d’autres termes, la production d’ornements corporels, les expressions religieuses, les objets d’usage quotidien, et même les danses, partagent désormais la même forme processuelle nouvelle et régulière. Toutes, contrairement à l’activité lâche et chaotique de l’homme naturel, sont organisées dans le temps par des « rythmes », clairement conçus par Bücher sur le modèle métrique platonicien.
Dès lors la question qui se pose est de savoir pourquoi une telle émergence. Sa réponse est économique. Après une période intermédiaire, l’homme se sépare finalement de la nature et entre dans une première phase de son histoire économique dominée par le foyer domestique, l’oikos. Certains biens sont désormais produits artisanalement mais uniquement pour répondre aux besoins intérieurs du foyer. Ils passent du producteur au consommateur sans échange intermédiaire et sont consommés là où ils sont produits. Toutefois, comme le principal moyen de production est désormais la terre et que la technologie reste très primitive, une masse importante de travail doit être accomplie en commun. Le rythme trouve ainsi deux origines, les mouvements alternatifs du travail domestique où il est encore embryonnaire, et ceux des travaux agricoles où il règle déjà tous les travaux collectifs.
Au cours de la deuxième phase du développement économique, fondée sur la ville et le travail artisanal spécialisé, une sphère de l’échange se constitue. Le travail commence à être divisé tout en restant manuel. Le rythme, qui était à l’origine essentiellement agricole et domestique, pénètre massivement dans le travail artisanal, tout en se diversifiant en fonction des besoins des travaux réalisés par chaque branche. Avec la ville et la nouvelle économie productive, le rythme devient un aspect central de la vie humaine.
Le rythme permet la « concaténation du travail » et transforme les travailleurs indépendants en « un organisme fonctionnant automatiquement ». Mais il peut être de deux formes : soit synchronisée soit alternée. Le « rythme synchronisé », par exemple celui de travailleurs hissant une charge avec un treuil, permet d’accomplir « une tâche dépassant de loin la force d’une personne, avec le moins d’ouvriers possible ». En revanche, le « rythme alternatif », par exemple celui de trois forgerons frappant en cadences décalées la même pièce de fer chauffée à blanc, ou celui de trois femmes battant avec des pilons verticaux des céréales dans un mortier, permet d’exécuter une tâche pouvant être accomplie par un seul individu mais dont l’exécution est extrêmement pénible. Avec l’ajout d’un deuxième ou d’un troisième ouvrier, « les mouvements se règlent sur le son rythmique que les instruments produisent en frappant le matériau travaillé ». « Dans la mesure où [ce type de concaténation du travail] règle aussi bien la dépense d’énergie que les pauses et les repos », le résultat est un« rythme plus rapide », engendrant moins « de fatigue », et suscitant même parfois une certaine « rivalité » qui entraîne les travailleurs à se surpasser. Le travail étant désormais régulé par le rythme — ici clairement défini par Bücher comme Takt – battement régulier — la productivité des ouvriers augmente et la production en est accrue d’autant.
On trouve dans le livre de Bücher bien d’autres considérations économiques, mais en ce qui nous concerne, retenons le point suivant : en raison des mouvements corporels qu’il implique et des sons qu’il produit, le travail induit toujours un rythme ; de plus, grâce à sa qualité formelle, ce rythme aide en retour à organiser le travail.
En 1896, Bücher publie Arbeit und Rhythmus – Travail et Rythme, un essai de 130 pages qu’il étend en 1899 à 411 pages et qui va connaître un succès extraordinaire. Il sera réédité quatre fois jusqu’en 1924, traduit en russe en 1899, mais pas en anglais ni en français, très probablement du fait de l’opposition de l’école anglo-française d’économie politique aux conceptions évolutionnistes de Bücher mais aussi à son intérêt pour l’art. Très peu de livres ont eu un impact similaire sur la propagation du rythme non seulement dans les sciences sociales, mais aussi dans les arts. Comme vous le savez peut-être, ce livre a particulièrement fasciné une génération de pédagogues, de gymnastes, de danseurs, parmi lesquels on peut citer Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950), Rudolf Laban (1879-1958), Mary Wigman (1886-1973).
Cette fois, Bücher veut concentrer son attention sur la relation entre travail et rythme qu’il a évoquée, de manière encore assez marginale, dans son étude précédente. Notons qu’il s’agit principalement du rythme sous sa forme acoustique, puisque la peinture ou les rythmes plastiques n’étaient que marginalement mentionnés.
La science psychologique la plus récente, note Bücher, montre que notre effort psychique est plus intense lorsque nous changeons fréquemment d’outils ou de méthodes. En revanche, il devient beaucoup plus léger lorsque les mouvements, grâce à leur « régulation » stricte, deviennent « automatiques » et ne nécessitent plus l’intervention de la volonté. Le travail devient ainsi plus facile et génère plus de plaisir si nous le soumettons à des exercices réguliers [Übung (entraînement musical mais aussi militaire)]. « Afin de soulager l’esprit, il est nécessaire de soumettre les mouvements à une règle répétitive qui harmonise les moments de repos avec ceux d’activité ».
Dans l’esprit de Bücher, cette règle est clairement conçue sur le modèle métrique classique de la musique occidentale. La rythmisation du travail repose — et doit être fondée — en premier lieu sur la division du mouvement en sections les plus courtes possibles; deuxièmement, sur l’alternance de « deux éléments, un plus fort et un plus faible », qui en fournit la « structure »; troisièmement, sur la génération d’un « rythme » au moyen de la répétition de ces sections élémentaires.
Comme dans son précédent ouvrage, Bücher remarque que les sons produits par les divers outils utilisés dans l’artisanat guident et soulagent l’esprit des travailleurs. Le rythme est alors principalement composé de « coups » distribués selon une « mesure » régulière et des « intervalles de temps égaux ». De nombreux mouvements donnent lieu à des rythmes simples, composés de sons similaires, mais il remarque que certains mouvements de travail peuvent parfois produire des suites sonores beaucoup plus complexes qu’il appelle Ton-Rhythmus, c’est-à-dire formant une « sorte de mélodie » quand « les tonalités diffèrent en force, en hauteur, ou en durée. »
Après ces considérations psychologiques, Bücher se tourne vers des descriptions anthropologiques et ethnographiques du travail agricole et artisanal dont je ne peux évidemment rendre compte ici. Notons simplement que le rythme est plus courant, selon lui, chez les primitifs — du moins ceux qui ont déjà atteint le premier stade économique — que chez les hommes civilisés pour deux raisons principales : premièrement, du fait de la plus grande inclination et de la plus grande aisance de « l’homme nu » [sic] à l’égard des mouvement rythmiques du corps ; deuxièmement, du fait « du plus grand nombre de tâches fastidieuses et répétitives » à effectuer à cause du manque de technologie développée. Il fournit également un grand nombre d’exemples de travail rythmé pris chez divers peuples tels que, je cite, les Noirs, les Arabes, les Polynésiens, les Tongiens, les Africains de l’Est, les Malais ,et même les Allemands.
Le chapitre 3 d’Arbeit und Rhythmus est consacré aux « chants de travail ». Selon Bücher, il n’y avait à l’origine aucun rythme « ni dans la musique ni dans le langage ». Le rythme résulte donc uniquement et directement des « mouvements du corps » ; il est entièrement corporel, c’est-à-dire fondé sur un substrat physiologique et psychologique humain.
Fidèle à sa méthode évolutionniste, Bücher imagine alors les formes de chant les plus simples et prétendument les plus anciennes. Originellement, dit-il, lorsque le travail ne produisait pas de lui-même « ein Taktschal – un son rythmique », de simples cris étaient utilisés pour rythmer le travail comme les « hopp et hopla lorsqu’on hissait une charge avec un palan, le hohoi des marins qui levaient l’ancre, ou encore le simple compte : un, deux, trois ! ». Puis des instruments ont été introduits pour « remplacer la voix humaine » comme « le battement du tam-tam » suivi par les rameurs dans les pays malais, ou « der Takt der Flöte – la cadence de la flûte » dans la Grèce antique. L’instrument de musique le plus courant et le plus efficace à cette fin était « sans aucun doute le tambour que l’on trouve chez les peuples primitifs partout et sous les formes les plus riches », en particulier en Afrique. Enfin, des chansons rythmiques complètes ont été composées et couramment chantées lors de travaux chez les peuples primitifs mais aussi chez les civilisés. Le rythme est ainsi devenu, à travers le travail, une caractéristique universelle de l’humanité. 16mn
Les trois premiers chapitres d’Arbeit und Rhythmus ouvraient la voie à une grande vision évolutionniste mettant en corrélation le développement du travail et celui du rythme. Tous deux ont trouvé leur origine physiologique dans le corps humain et tous deux ont commencé, à un certain stade, à interagir à travers les chants de travail et les mouvements corporels correspondants. Les chapitres suivants développent les conséquences de ces prémisses : si les chants de travail et les mouvements corporels ont constitué les tout premiers ponts entre le rythme et le travail, ils doivent logiquement être considérés comme la forme la plus originale de la musique, de la danse, et de la poésie.
Je me limiterai ici à la danse car les contributions de Bücher concernant la musique et la poésie sont beaucoup moins originales et n’ont, du reste, pas été saluées de la même manière par les musiciens et les poètes que celle concernant la danse par les danseurs. Notons que la danse est placée au sein d’une série d’autres types de mouvements organisés par des chants rythmiques : le bercement des enfants, le sortilège, l’exorcisme, la bénédiction, et les pratiques thérapeutiques. Mais la section qui lui est consacrée est particulièrement riche, c’est pourquoi elle a immédiatement attiré l’attention de certains pédagogues, « réformateurs de la vie », et danseurs, qui l’ont utilisée comme base scientifique pour leur propre recherche artistique et éthique sur le rythme. Il est facile d’imaginer leur enthousiasme lorsqu’ils ont découvert dans Bücher des formes d’usage du corps beaucoup plus larges et expressives que celles pratiquées au 19e siècle dans les exercices sportifs, les salles de bal, ou encore les cours de ballet.
L’attrait du récit de Bücher reposait au moins sur trois aspects. Tout d’abord, au lieu de mettre l’accent sur la mélodie et l’harmonie, Bücher insistait sur la centralité du rythme dans les danses primitives. Selon lui, toutes ces danses représentaient des « processus et des actions » productives parfois très complexes sous des formes rythmiques. Ce commentaire anticipait remarquablement sur les recherches imminentes concernant les rythmes menées par des danseurs tels que Laban ou des musiciens tels que Stravinsky (1882-1971).
Deuxièmement, en reconnaissant la nature pleinement artistique des danses primi¬tives, Bücher était en phase avec l’esthétique primitiviste qui était en train de se dévelop¬per à l’époque. Contrairement à ce que prétendaient beaucoup d’universitaires, d’écrivains et de journalistes, l’homme moderne n’était pas le seul capable de produire de l’art. Mieux encore : ce dernier pouvait trouver de nouvelles ressources expressives dans les cultures primitives ; l’art était un médium commun qui reliait l’homme civilisé à son ancêtre.
Troisièmement, en soulignant le caractère indissociable de la musique, de la poésie et de la danse dans les cultures primitives ainsi que, du reste, dans certaines traditions folkloriques européennes, Bücher fournissait des preuves ethnographiques et anthropologiques soutenant le programme artistique désormais largement répandu, lancé par Wagner sous le nom de Gesamtkunstwerk – l’œuvre totale dans laquelle tous les types d’art peuvent être intégrés.
Concluons.
1. Selon nos normes actuelles, la reconstruction évolutionniste proposée par Bücher peut naturellement être considérée comme tout à fait spéculative et peu fondée. De plus, il s’en tient, comme nous l’avons vu, à une conception du rythme très simple empruntée aux théoriciens les plus traditionnels. Il ignore complètement les dernières contributions en musicologie, même celles de son collègue Hugo Riemann, ainsi que les réflexions déjà plus anciennes des poètes et des artistes, qui se sont développées au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Sa perspective reste dans le cadre métrique platonicien.
2. Mais, en dépit de ces insuffisances, Bücher a fourni à toute une génération d’artistes et de pédagogues une reconstruction « scientifique » de l’origine des trois principaux « Künste der Bewegung – les arts du mouvement », comme il les appelait. Or, si la danse, la poésie et la musique proviennent toutes, plus ou moins directement, des mouvements corporels et des chants de travail, leur rythme, qui encore aujourd’hui porte témoignage de cette origine, leur rythme leur assure une relation naturelle avec le monde du travail et des travailleurs. Mieux même : les artistes se focalisant sur le rythme peuvent se considérer comme des intermédiaires indispensables entre un monde du travail dégradé par l’industrialisation moderne et une vie artistique d’autant plus nécessaire. Bücher fournit ainsi tous les arguments dont ont besoin les participants au mouvement de Lebensreform – la « réforme de la vie » qui se développe dans les dernières années avant la Première Guerre mondiale.
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Año IV. N° 192
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