Je passe maintenant à Alois Riegl (1858-1905). Étudiant à l’université de Vienne, Riegl a suivi des cours de philosophie et d’histoire dispensés par Franz Brentano (1838-1917) et Alexius Meinong (1853-1920). Comme beaucoup d’historiens de l’art, il a commencé sa carrière en étudiant l’architecture. Mais par la suite, il est passé aux arts appliqués. En 1886, il a été nommé conservateur au département des textiles du musée autrichien impérial et royal pour les arts et l’industrie de Vienne et, en 1889, il a terminé son habilitation sur les calendriers médiévaux. En 1894, il a finalement obtenu un poste à l’Université de Vienne où il est resté jusqu’à sa mort en 1905.
De nos jours, Riegl est considéré comme l’un des principaux contributeurs à l’établissement de l’histoire de l’art en tant que discipline universitaire autosuffisante mais aussi, avec Wölfflin, comme l’un des précurseurs du courant formaliste. On peut ajouter que son souci novateur pour la forme a entraîné une transformation significative du concept de rythme que je vais essayer de vous présenter succinctement maintenant.
En 1893, Riegl publie son premier ouvrage intitulé Problèmes de Style : fondements d’une histoire de l’ornement. Dans l’introduction, il y donne quelques indications épistémologiques et philosophiques. Il a essayé, dit-il, de réfuter le récit matérialiste, courant dans la deuxième moitié du 19e siècle, attribuant l’origine des motifs décoratifs aux travaux en osier et au tissage textile, c’est-à-dire la théorie selon laquelle « toutes les formes d’art sont toujours les produits directs des matériaux et des techniques ». Au lieu de cela, précise-t-il, il a tenté de décrire une « histoire de l’ornement » fondée sur un principe de « développement » continu et autonome des formes, tout en se concentrant sur quatre motifs ornementaux principaux : le « style géométrique », le « style héraldique », « l’ornement végétal » et « l’arabesque », dont il a suivi la transformation et la permanence depuis la préhistoire jusqu’à l’Antiquité et le haut Moyen Âge chrétien et islamique.
S’inscrivant ainsi dans une filiation hégélienne, Riegl affirme que chacun de ces motifs a été produit et continuellement réélaboré par « ein bestimmtes Kunstwollen – par une volonté artistique particulière » ou « ein immanenter künstlerischer Trieb – une tendance artistique immanente ». Depuis les temps les plus reculés, affirme-t-il, l’homme « lutte avec la matière » et exprime dans l’art la réalité telle qu’il la souhaite. En conséquence, le développement stylistique a été guidé par des tendances contingentes dépourvues de tout lien avec des préoccupations technologiques mais qui étaient propres à chaque âge et à chaque groupe social.
Toutefois, Riegl rejette la prétention spéculative hégélienne selon laquelle tout développement artistique exprime et est dirigé par l’Histoire de l’Esprit. C’est pourquoi il plaide finalement pour un pur relativisme historique : en fait, il n’y a aucune supériorité des expressions artistiques postérieures sur les expressions antérieures ; il n’y a aucun progrès en art; chaque production résulte d’un Kunstwollen particulier et incommensurable. Du coup, ce point de vue déplace l’attention du contenu ou du sens vers la forme. Étant donné que chaque type d’art est animé d’une volonté artistique unique, propre à une époque et à un peuple, toutes les œuvres produites au cours de cette période et par ce peuple ont les mêmes caractéristiques formelles. Par conséquent, l’histoire de l’art ne doit pas se limiter — comme c’est l’usage au 19e siècle — à rechercher les significations historiques, culturelles ou religieuses des éléments composant un ornement, une peinture, une sculpture ou un morceau d’architecture. Il doit se concentrer sur les similitudes formelles entre les différentes expressions d’une époque ou d’un peuple.
Paradoxalement, nous allons le voir, cette nouvelle orientation formaliste a beaucoup contribué à la propagation de la thématique du rythme, mais d’une manière assez différente de celle Bücher. Chacun des motifs ornementaux principaux — le « style géométrique », le « style héraldique », « l’ornement végétal » et « l’arabesque » — repose en effet sur le rythme.
Les habitants des cavernes, affirme Riegl, ont commencé à organiser des lignes selon « les lois artistiques fondamentales de la symétrie et du rythme », et à constituer des formes géométriques telles que « des triangles, des carrés, des losanges, et des cercles », ou des figures répétitives telles que « des motifs en zigzag [...] des lignes ondulantes, et des spirales. » Toutes ces formes nous sont familières, fait-il remarquer, « grâce à la géométrie plane » et elles nous sont inspirées par nos capacités géométriques innées.
Cet accent mis sur la géométrie plutôt que sur la musique explique pourquoi la nouvelle extension du concept de rythme par Riegl implique encore plus que chez Bücher — d’une manière qui fait écho à la physiologie de l’époque — une régularité absolue, que ce soit celle du motif lui-même ou celle de ses modifications. Un ornement rythmique peut impliquer une alternance régulière de direction, comme dans les motifs en zigzag et les lignes ondulantes, ou un changement régulier de direction, comme dans les spirales.
L’origine historique du style géométrique est matérialisée dans les séries régulières de perles ou d’objets, interrompues ou non par des éléments différents, que retrouvent les archéologues dans leurs fouilles. Riegl cite également des observations réalisées par des anthropologues australiens et néo-zélandais pour suggérer une possible génération des motifs rythmiques à partir des tatouages de la peau dans les sociétés préhistoriques.
Riegl poursuit, dans le reste de son livre, son étude des développements historiques des autres motifs ornementaux : l’héraldique, le végétal, et l’arabesque, mais les principes qui le guide alors restent les mêmes et il n’est pas nécessaire, dans le cadre de cet exposé, d’aller plus loin. Je me permets de vous renvoyer à son ouvrage, si vous êtes intéressés par ces questions.
En 1901, Riegl publie son œuvre la plus célèbre : Spätrömische Kunstindustrie – L’industrie d’art romaine tardive. Ce livre se concentre sur la période « transitionnelle », très négligée, de la fin de l’Antiquité, une période généralement considérée comme témoin de « l’effondrement » des normes classiques sous « la pression barbare » des peuples germaniques. Fidèle au relativisme esthétique présenté dans Problème de style, Riegl aborde le changement artistique au cours de cette période non pas comme un symptôme de la décadence de l’art civilisé mais comme la simple conséquence de l’interaction entre l’héritage des périodes précédentes et un Kunstwollen entièrement nouveau.
En raison de ses recherches antérieures sur les ornements, Riegl souhaitait initialement se concentrer sur « l’artisanat d’art », c’est-à-dire sur de petits objets tels que des fibules, des broches, des boucles de ceinture, des bijoux de toutes sortes, produits en série pour un grand marché couvrant, jusqu’au 7e siècle, l’ensemble du bassin méditerranéen. Cependant, comme ces artefacts étaient considérés par la plupart des historiens comme reflétant directement la « barbarisation » de la culture romaine pendant la « période de migration », il a finalement choisi de commencer son étude avec trois types d’arts moins controversés : l’architecture avec des bâtiments tels que le Panthéon romain, des basiliques païennes et chrétiennes, et des monuments comme l’Arc de Constantin ; la sculpture avec des bas-reliefs de sarcophages, des bustes d’empereurs, et des diptyques en ivoire; et enfin, si ce n’est la peinture qui fait défaut à la fin de l’époque romaine, du moins les mosaïques telles que celles qui décorent certaines des églises et des palais tardifs de Ravenne et de Rome.
Selon Riegl, dans l’Antiquité, le « but ultime » de la création artistique, le principe le plus important de son Kunstwollen, est de « reproduire les choses extérieures [qu’il s’agisse d’objets, d’animaux ou d’hommes] dans leur individualité matérielle distincte ». Mais « l’espace rempli d’air atmosphérique, par lequel ces derniers semblent être séparés les uns des autres », ne leur apparaît pas comme « matériel »; bien au contraire, c’est « la négation de la matérialité, un néant ». Par conséquent, « l’espace ne peut pas être le sujet de la création artistique » et l’architecture antique insiste sur la « construction de limites » au détriment de la « création d’espace ». L’art ancien privilégie la hauteur et la largeur, c’est-à-dire le plan, alors que la profondeur, c’est-à-dire l’espace, est limitée au maximum, bien que selon des modalités qui varient dans le temps, nous allons le voir.
Cependant, afin de comprendre la position de Riegl dans sa globalité, nous devons garder à l’esprit que même s’il fonde ses analyses sur cette association de l’individu matériel et du plan de représentation, il propose néanmoins de reconstruire l’évolution de l’art ancien jusqu’à la toute fin de l’Antiquité, sous la pression d’une « émancipation de l’espace » progressive, bien que limitée.
Le raisonnement de Riegl est le suivant : dans l’art égyptien, que ce soit dans les temples fermés ou les bas-reliefs peints utilisés dans les tombes, la présentation des choses extérieures est enfermée dans un « plan tactile » ou « haptique », résultant des sensations du toucher, qui correspond, en ce qui concerne la vue, à la « vision de près» ».
Dans une seconde phase illustrée par l’art classique grec, par exemple le Parthénon ou les bas-reliefs qui l’ornent, une certaine profondeur et donc quelques ombres sont introduites dans la représentation des choses et des êtres. Pour être correctement perçue, ces derniers nécessitent un recul de l’œil, toutefois « pas au point d’interrompre le lien tactile continu entre les parties ». Cette perception « optique-tactile » implique une sorte de vision « située entre la vision à distance et la vision de près », qui pourrait donc être qualifiée de « vision normale ».
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Año IV. N° 193
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